Thé CCCXLII
L’ombre claire de la petite cuillère se balance mollement.
J’ai heurté, du front, l’abat-jour qui habille l’ampoule de la cuisine.
Encore une fois.
Trop grand !
Trop de front !
L’ombre ratisse les miettes friables des petits pains délicats.
Ses doigts trop écartés,
trop souples,
trop,
délaissent les reliefs
du petit déjeuner.
Je les cueille d’un doigt humecté.
Cueillis puis portés à mes lèvres.
Lèvres ! Havres auxquels je livre ces parcelles oubliées.
Abandon rituel du matin.
L’ombre de la cuillère a cessé de se balancer.
Elle s’est figée sur 3 h 15.
Tiens,
où devrais-je placer mon bol pour que l’ombre de la cuillère marque 6 h 01 ?
Deux cuillères !
— Permets, Douce-Epouse-Citronnée que j’emprunte TA petite cuillère.
Deux cuillères.
Je place le bol à l’aplomb du rustique lustre qui vit ses derniers jours à l’office. Les travaux terminés, achevés, il rejoindra, étape obligée avant la séparation définitive, le grenier ou l’une des étagères vermoulues du garage.
6 h 01 !
Un jeu d’enfant à grand front.
Un jeu stupide.
Une pendule à thé.
L’heure du thé.
L’heure à thé.
Le raté.
6 h 01 ! Tant que brillera l’ampoule.
Comment vider le bol sans que bougent les aiguilles de l’inerte horloge à thé ?
Une paille !
Solution évidente !
Au centre de la table, sous la lumière qui donne l’heure,
je penche mon long corps pour aspirer la tiède infusion.
Mille coups d’horloge !
Toutes les heures carillonnent en même temps.
Ma tête a encore heurté le frêle abat-jour de nacre condamné.
Course folle des aiguilles.
Tournis.
6 h 01 ; 7 h 06 ; 8 h 11 ; 9 h 16 ; 10 h 21 ; le temps s’affole.
Mes repères s’effacent.
Tourbillon où je me perds.
Accélération des jours.
J’ai mille et un ans.
Je suis las.
Mes os grincent.
Éteindre !
Éteindre l’ampoule.
Que cesse la spirale !
Un bol.
Deux cuillères.
Le jour filtre au travers des contrevents.
Ai-je laissé passer l’heure sans qu’Épouse-Diligente ne m’ait rappelé à la raison en m’éloignant de la maison ?
C’est le lampadaire de la rue qui éclairant l’office remplit le sien.
Un bol.
Deux cuillères.
Pénombre.
Le jeu s’achève.
L’abat-jour tangue plus mollement.
Il décompte, lui aussi,
les jours qui lui sont sonnés.
Il va s’immobiliser.
Il s’immobilise.
Oscillation zéro.
Il n’est plus l’heure
de donner
du goût
aux lèvres.