Thé XXXII

Rosette, Grisette, et Pâquerette se souviennent-elles qu’à chaque retour de vacances, après mille kilomètres de route, leur Papounet-Chauffeur s’émerveillait de constater qu’il s’arrêtait pile face à la porte du garage ?

Pas dix centimètres à gauche ou cinq à droite. Non ! Juste en face de l’ouverture. Un trajet de cent millions de centimètres et à l’arrivée, pas un pouce d’erreur.

Cette prouesse, Le Papounet-Chauffeur la renouvelait à chaque trajet.

Eh bien, il est parvenu à la reproduire aujourd’hui.

Il a tartiné sa tranche de pain grillé sans déborder, ni à gauche ni à droite, ni devant, ni derrière. Une mince pellicule de fruits, sucre et pectine, uniformément déroulée (Je vous jure, on aurait cru voir les champs de mimosa en Beauce par un matin d‘avril), avec même, luxe suprême, une marge de deux millimètres tout autour, pour éviter de se souiller les doigts.

C’était la quintessence de la tartine. La tartine qu’on ne réussit qu’après des années d’entraînement. La tartine à exposer pour les générations futures.

Et tout cela avec un geste fluide, princier, un délicat jeté du poignet et une pression sur le manche de la cuillère si subtilement adaptée que les précieux arômes du thé ont interrompu leur escalade vers ses narines pendant de longues secondes pour se repaître de cette maîtrise consommée de l’art de l‘étalement.

Maman-Rose, jamais convaincue par l’exploit des 100 000 000 de centimètres, lui a commandé :
- Pendant que  je termine l’arrimage de mon paquetage quotidien sur le dos des trois chameaux, Gentil-Préposé-Aux-Agapes-Matutinales, tu serais gentil de me préparer quelques tartines.

Elle ne se rend pas compte de la difficulté pour pérenniser l’exploit, comme si, étaler une cuillerée de confiture, sur une tranche de pain grillé, était à la portée de tout un chacun !