Thé CLXXV
Epouse-Qui-Monte-Chercher-Une-Petite-Laine vient de quitter la table du petit déjeuner. Vite que j’échange nos deux bols ! Je vais pouvoir lire ses pensées.
– Beurrrr !
J’avais oublié qu’elle pressait tant le pauvre citron.
“Garçon, une citronnade avec un zeste de thé, s’il vous plaît !”
Lisons !
Elle – Pourquoi ce sourire au fond de ton œil ?
Moi – Je sais à quoi tu penses ?
Elle – Tu as bu mon thé ?
Moi – Désarmante ! Tu éventes toutes mes ruses !
Elle – C’est qu’elles ne sont plus de la toute dernière cueillette !
Moi – Goûte au moins le mien, tu pourrais y lire des surprises.
Elle approche le bol de ses lèvres.
– Tu ne m’aurais pas trompée. La couleur n’est pas assez lavée. Rends-moi mon citron-thé !
– Goûte au moins une gorgée !
– Qu’y as-tu mis ? Du poivre ? Du sel ?
– J’y ai mis des pensées secrètes !
Elle rit ! Qu’a-t-elle deviné ?
– Rends-moi mon citron pressé !
– Soit ! Mais je sais à quoi tu penses !
– Je pense que ton thé manque d’agrumes !
– Non, tes pensées plus intimes !
Là, en fait, je bluffe (une fois n’est pas coutume). A cette heure du matin, elle est déjà immergée dans son sacerdoce. Ses pensées sont faciles à deviner. Elle pense tout haut. Elle rediffuse même les vieilles émissions sans se douter que je les ai déjà écoutées. Bon prince, je fais parfois mine d’assister à une première. Et je serais bien mauvais partenaire car elle est toujours prête à s’interrompre pour suivre mes sages délires.
– Sais-tu pourquoi je verse autant de citron dans mon thé matutinal ? Je vais te le dire. C’est pour que mes pensées, si elles s’y diluaient, ce dont je doute, soient désinfectées, nettoyées, assainies, filtrées, épurées. Le chlore serait agréable à mes papilles que j’en userais volontiers. Il ferait beau voir que je ne puisse garder une parcelle de mon jardin secret à l’abri de tes explorations.
Ainsi, elle javelise son thé ! Mais elle se trompe en croyant que je ne pourrais rien y lire. Après tout, c’est elle qui croit encore aux vertus supposées de l’homéopathie. Noierait-elle son bol sous un océan de jus de citron que je décèlerais toujours une once d’angoisse ou une larme de stress en y trempant les lèvres.
Et puis, je n’ai même pas besoin d’un philtre pour deviner son âme. L’air, dans la pièce, est plus dense quand elle se porte mal. La lumière dans laquelle elle baigne semble captive ; à l’instar des trous noirs elle capture le flux lumineux qui ne peut plus s’échapper. Les sons deviennent également plus ouatés.
Aujourd’hui, pas besoin de philtre.
Elle irradie.
Allez, que je lui rende son jus de citron.
La journée est déjà bonne !